Comment peut basculer une démocratie ? Tirer les leçons de l’expérience collective (*)

En cette période préélectorale importante pour la vie démocratique de notre pays, Aix-Marseille Université et la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Education, ont souhaité, conformément à leur mission citoyenne et aux objectifs de leur partenariat historique, mettre à la disposition des étudiants et des personnels d’AMU des éléments d’analyse tirés de l’expérience durement acquise par l’humanité. Ceux-ci confirment en effet qu’un engrenage antidémocratique historiquement connu est à nouveau enclenché, nourri de crises diverses et d’extrémismes nationalistes, ethniques ou religieux, avec leur cortège de xénophobie, de racisme, d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie. Cet engrenage est aujourd’hui à l’œuvre dans l’agression contre le peuple et la démocratie ukrainiens. Il l’est aussi à l’intérieur de nos démocraties minées par ces passions identitaires qui menacent la paix civile. Le vote, auquel nous appelons, est une manière paisible d’y résister.

* Ce texte a été communiqué par la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation, partenaire historique d’AMU, notamment dans le portage de la Chaire UNESCO « Education citoyenne, sciences de l’homme et convergence des mémoires ».  Il est extrait du dernier livre d’Alain Chouraqui, titulaire de cette Chaire, directeur de recherche émérite au CNRS, et président de cette Fondation :  « Le Vertige identitaire - Tirer les leçons de l’expérience collective : comment peut basculer une démocratie ? » (Ed Actes Sud, Mars 2022, 206p). Cet ouvrage prolonge et met à jour le « Petit Manuel de survie démocratique » édité en 2017 :   http://www.campdesmilles.org/upload/contenus/pages_off/Survie_democratique.pdf

Comment peut basculer une démocratie ?
C’est l’une des questions centrales auxquelles s’est attaché un long travail de recherche scientifique et pédagogique pluridisciplinaire, développé à la Fondation du Camp des Milles et dans la Chaire Unesco (AMU – Fondation), Fondé sur une approche méthodologique originale de “convergence des mémoires”, il prend appui sur l’histoire de la Shoah, mais aussi d’autres grands crimes génocidaires du xxe siècle.
Cette démarche fait apparaître plusieurs mécanismes communs à ces tragédies et permet d’établir, dans un but de prévention, une grille d’analyse des processus individuels, collectifs et institutionnels qui se sont répétés et ont mené au pire dans des continents, des populations et des temps différents.
Ce travail conduit à rappeler tout d’abord que dans toute société existent des tensions dues à des différences d’intérêts et d’opinions et à des difficultés dans le rapport à l’Autre. Ces tensions sont généralement régulées par le débat démocratique, mais lorsqu’elles s’exacerbent et que la démocratie est affaiblie par des crises temporaires ou des déstabilisations durables, un engrenage -certes résistible- peut se développer en trois étapes, nourries par des extrémismes identitaires, nationalistes, religieux ou ethniques. Nous présentons ici les deux premières de ces étapes.

Première étape : l’émergence de l’extrémisme identitaire.
La première étape de l’engrenage vers le pire s’enclenche dans un contexte de crises ou de déstabilisations sociétales auxquelles une démocratie affaiblie – pour quelque raison que ce soit – a souvent du mal à répondre. Celles-ci affectent toute la société et entraînent une peur de l’avenir, des crispations identitaires et des démagogies agressives. Des groupes émergent et s’organisent pour répandre les idées et la violence racistes. Ils exploitent les crises, un fort sentiment d’injustice, fondé ou non sur des inégalités objectives, des frustrations et jalousies, et le besoin de trouver des “coupables” réels ou supposés, qui permet de détourner l’attention des vraies causes et parfois des vrais conflits plus complexes à traiter. (…). En Europe, ce sont les juifs et les Tsiganes qui, historiquement, ont joué ce rôle jusqu’à aboutir à l’acmé de la Shoah. Mais ils ne sont plus les seuls aujourd’hui, puisque les Arabo-musulmans et parfois les Noirs et les Asiatiques les rejoignent dans le rejet.
Parmi les armes utilisées par les minorités extrémistes pour répandre leurs idées se trouvent la manipulation, l’inversion du discours ou le mensonge, souvent théorisés dans une propagande très travaillée. Le faux est présenté pour le vrai, la victime comme l’agresseur. Les fake news n’ont fait que moderniser et amplifier le -phénomène.
(…) Ce discours démagogique satisfait une partie de la société en quête de certitudes et de “coupables”. Mais la majorité, inconsciente du danger, ne se sent pas concernée. Et ce qui était auparavant inconcevable devient progressivement possible. Apparaissent ainsi dans le débat public des appels à l’exclusion sur des bases ethniques, nationalistes ou religieuses. (…) Et les mots, qui sont déjà des atteintes à la dignité, sont suivis, dès cette première étape, par des actes de violence contre les biens, dans un contexte de brutalisation croissante de la société. Le vivre-ensemble se fracture. La majorité se fait déjà complice par sa passivité.
« C’est dans l’ordinaire du quotidien que peut s’enclencher l’extraordinaire du crime de masse ». Se pose alors la question de résister au quotidien comme personne face à l’Autre et comme citoyen dans la vie publique. Et apparaît la difficulté de reconnaître d’abord en soi-même l’engrenage des aveuglements, des peurs, des lâchetés et de la violence. Car chacun est concerné, sans le vouloir, ou sans vouloir le voir.

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Deuxième étape : De la démocratie au régime autoritaire

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Dans une dynamique sociétale où les questions identitaires dominent vite le débat public et où se développent des radicalisations “en miroir”, cette étape est caractérisée par deux séquences, avant et après un basculement ou une dérive politiques majeurs qui aggravent les atteintes aux droits et libertés.

La première séquence de cette deuxième étape
correspond à une perte généralisée des repères, des questions identitaires exacerbées, une forte demande d’autorité, des institutions attaquées et ébranlées, un rejet des élites, des crises mal maîtrisées, des pouvoirs politiques débordés, des désordres et des agressions plus nombreux. Le sociétal déborde le politique dont les outils et les registres d’action habituels sont alors inadaptés. Et l’on s’habitue à la violence.
Préférant l’ordre à la liberté, beaucoup sont prêts à suivre une doctrine extrémiste et souvent un chef autoritaire. Le confort de la meute l’emporte souvent sur la liberté individuelle

Le basculement ou le glissement décisifs
dans tout le processus est celui qui permet à une minorité extrémiste, au milieu de cette étape, de prendre le pouvoir par la force ou par les urnes, le plus souvent grâce à une alliance avec des partis ou des personnalités “modérés” censés rassurer une partie suffisante de l’opinion (puis souvent) éliminés au fil du temps et des difficultés rencontrées.
Dès le changement politique, est mise en place une législation contraire aux droits et libertés individuels et collectifs. Le régime devient alors “hybride”, voire autoritaire.
(…) Après avoir “mûri” longtemps, le “lent basculement” s’accélère terriblement et la majorité de la population est soit acquise, soit sidérée, et surtout souvent dans l’incompréhension des grands enjeux de cette évolution rapide, de ce “grand basculement”.

 

 

 

« Vivant la même apathie que des millions d’autres individus, je laissais venir les choses. Elles vinrent ».
Histoire d’un Allemand, Sébastian Haffner, jeune magistrat en 1933,

Après le basculement politique commence la deuxième séquence de l’étape 2 du processus. L’État élargit le cadre de sa violence “légale” et y recourt plus systématiquement. La légalité formelle des décisions ou des ordres donnés par le pouvoir doit alors être distinguée de leur légitimité lorsqu’elle passe au crible de l’esprit critique du citoyen. Dans un pays de tradition humaniste se pose très rapidement la question du devoir de désobéissance au nom des principes fondamentaux de la démocratie et, pour la France, de la République. Au nom des leçons de l’expérience, et notamment des procès de Nuremberg et d’Eichmann où le devoir d’obéir a été mis en avant pour justifier les pires atrocités, le devoir de désobéissance a été inscrit dans plusieurs législations démocratiques, y compris pour les forces de l’ordre et les forces armées. En France a aussi été développée la jurisprudence dite des “baïonnettes intelligentes”. L’obéissance aveugle devient alors coupable, non seulement moralement, mais aussi juridiquement.

Un engrenage d’actions et de réactions peut alors conduire rapidement au durcissement du nouveau régime en favorisant son aile la plus extrême. La force publique est domestiquée, parfois incitée à coopérer avec des “polices parallèles” plus partisanes et plus dociles, dont l’embryon est souvent en germe dans la première étape, d’où notamment l’interdiction des milices privées dans le droit français. Les contre-pouvoirs sont dégradés, la séparation des pouvoirs neutralisée. Les juges et les médias sont d’abord dénoncés avant que leur indépendance ne soit mise en cause par des changements constitutionnels ou légaux, par des prises de contrôle économiques. Une propagande d’État prône des valeurs soi-disant nouvelles, comme dans la France de Vichy ou le Rwanda de 1994. Des internements et des “rétentions” sans jugement se multiplient. Des minorités sont menacées et le racisme n’est pas une infraction. (…) Certaines pratiques ou mesures administratives discriminatoires sont légalisées. C’est donc la fin de l’État de droit, la légalité est largement mise au service du crime. Le monopole de la violence étatique n’est donc plus légitime. Contrairement à la “résistance à l’oppression” qui le devient, conformément à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen repris expressément dans le préambule de la Constitution française et donc intégré dans l’actuel bloc de constitutionnalité : les “droits naturels et imprescriptibles de l’homme sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression”.

L’extrémisme identitaire devient clairement le moteur essentiel de l’engrenage vers le pire auquel le nouveau régime ouvre la voie, délibérément ou pas. Les racismes, l’antisémitisme et la xénophobie sont alors des leviers puissants et faciles dans une dynamique d’affrontement où les médias jouent un rôle essentiel. Des puissances étrangères peuvent alors instrumentaliser et exacerber ces tensions dans le but d’affaiblir et parfois de dominer le pays.
La démocratie peut être supprimée en quelques mois par une spirale sociétale autant que politique que personne ne maîtrise vraiment malgré les affirmations et les coups de menton.

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La troisième et dernière étape de l’engrenage est celle qui voit une extension systématique des atteintes aux droits et libertés, bien au-delà des cibles initiales, jusqu’aux crimes de masse. (…)

MILLE MANIERES DE NE PAS LAISSER FAIRE
Qui ne s’est pas interrogé sur ce qu’il aurait fait dans les situations tragiques du passé, et surtout ce qu’il ferait demain si… ? Cette question devient évidemment plus aiguë lorsque l’on constate à nouveau une montée des périls. Une réponse peut commencer à être trouvée lorsque l’on constate que ces situations exceptionnelles, et en particulier les régimes autoritaires et les crimes de masse, voient émerger d’innombrables hommes et femmes qui résistent, qui sauvent, qui refusent les discriminations et les exclusions, qui restent debout face à la volonté de déshumaniser pour plus facilement assassiner. Ils attestent que la résistance est le refus lucide et courageux, par des moyens variés, d’une réalité injuste, même présentée comme inévitable, souvent au nom de l’expérience historique et de la culture humaniste. (…)
Chacun a donc une part de choix, et donc de responsabilité incontournable. Et si l’on peut faire et qu’on ne fait rien, silence et passivité deviennent vite complicité.
Confirmant cette possibilité de choisir, les formes de résistance à ces processus sont apparues comme nombreuses dans l’histoire, des plus modestes aux plus héroïques, que l’on agisse comme citoyen, comme responsable dans la sphère publique ou comme simple personne face à d’autres visages. (…) Ces cas confirment que la résistance peut prendre des formes multiples, individuelles ou collectives, spontanées ou organisées, publiques ou clandestines. De la création artistique à la lutte armée, du bulletin de vote à la manifestation ou à la grève, du tract au sabotage, la résistance emprunte une infinité de voies aux issues incertaines, parfois même par pur principe car a priori désespérées.
(…) Et il ne faut pas oublier l’efficacité possible du refus de faire, de la désobéissance, de la simple inaction. Ne pas exécuter un ordre inhumain, ne pas dénoncer la victime d’une injustice peuvent sauver des vies et sont aussi des actes de résistance.
(…) Ces « actes justes » désintéressés, individuels ou collectifs, sauvèrent des dizaines de milliers de vies durant les crimes de masse et constituèrent souvent des obstacles importants devant les politiques criminelles, avant que la situation puisse être parfois renversée par les armes.
(…) Aujourd’hui, cela se joue évidemment sur Internet mais aussi toujours par le vote, par l’action collective, dans les discussions avec des proches ou des collègues.
Pour certains, l’action est aussi possible dans les fonctions qu’ils exercent, en particulier lorsqu’ils appartiennent à une chaîne hiérarchique qui, de dérives en lâchetés et en complicités, peut devenir une chaîne criminelle.

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« Le monde est dangereux à vivre non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. »
                                                                                 Albert Einstein

                                                                              

 

Chacun peut réagir,
Chacun peut résister,
Chacun à sa manière.

 

 

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